L’agilité est devenue un slogan pour certains patrons et infuse ses effets dans les fonctions traditionnellement sensibles aux effets de mode, à commencer par les directions marketing. Il est surprenant qu’une qualité certes fort utile mais plus déterminante pour le chimpanzé que pour Homo sapiens se soit imposée comme un marqueur de la modernité. Avec la capacité à singer ses pairs, cela fait deux qualités empruntées à nos cousins primates. Personnellement, j’y vois une régression.
D’où cela peut-il bien venir ?
Comme souvent, ces modes trouvent leur source dans des travaux universitaires, repris et largement diffusés par les grands cabinets de stratégie.
Il est difficile de ne pas faire le lien entre les nombreux articles de McKinsey-par exemple- sur les vertus de l’agilité et les théories de Warren Bennis et Burt Nanus qui ont popularisé le concept VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity).
Il n’y a guère de doute que VUCA constitue une grille de lecture pertinente pour s’orienter dans le monde d’aujourd’hui. Mais il a été largement instrumentalisé.
Le premier problème est que VUCA est plus un code de conduite pour améliorer la prise de décision dans des environnements changeants. Ce n’est pas une simple invitation à passer de branche en branche.
Le second problème est que les entreprises pour lesquelles l’enjeu de maîtrise de l’environnement est le plus crucial sont les multinationales qui représentent moins de 1% de l’écosystème des entreprises- même si leur poids dans la génération de richesses au niveau mondial reste évidemment significatif. Toutes les autres entreprises sont plus ou moins agiles de fait, à des degrés divers. Alors pourquoi cette thématique s’impose-t-elle aussi largement ? Par le double effet d’influence des cabinets de conseil et des grandes entreprises qui donnent le ton sur « les thèmes du moment. »
Les deux dernières décennies ont vu l’émergence progressive de nouveaux acteurs, plus petits en taille que les multinationales traditionnelles, mais qui peuvent assurer une présence globale grâce à la technologie.
Leur succès a révélé les limites des entreprises « organisées comme des machines », figées dans des process. Et a contrario, il a mis en lumière les vertus des entreprises agiles, capables de « pivoter » et de s’ajuster rapidement aux conditions évolutives du marché.
Un des terrains où la différence entre ces deux modèles a été la plus visible est celui de l’innovation. Les innovations de rupture sont presque toujours le fait de challengers ou de nouveaux acteurs. Les multinationales ne produisent plus, pour l’essentiel, que des innovations incrémentales. Cela n’a rien à voir avec la qualité des individus qui y travaillent, qui est souvent remarquable, mais plutôt avec la lourdeur des process, une culture réfractaire au risque et une difficulté à s’échapper du business model existant.
Pour prendre l’exemple du domaine des études marketing que nous connaissons bien, le dogme de l’agilité a produit des effets pervers.
Historiquement, les études ont bénéficié des apports de plusieurs disciplines fondamentales : statistique, psychologie, sociologie etc. qui ont contribué à fonder leur légitimité et à en faire un outil incontournable pour les décideurs des grandes entreprises. L’apport de la technologie a permis de déployer cet outil plus largement sur le globe et à le rendre accessible à un grand nombre d’entreprises y compris des PME.
Aujourd’hui, le dogme de l’agilité pousse de plus en plus à alléger les dispositifs méthodologiques au-delà du raisonnable en privilégiant la vitesse au contenu. Ce n’est pas sans conséquence sur la qualité des analyses et sur la solidité des décisions qui en découlent. On assiste également à la bascule vers des systèmes d’écoute des consommateurs moins coûteux (par exemple via les réseaux sociaux) qui ont tout à fait leur intérêt spécifique mais n’ont pas vocation à se substituer aux approches ad-hoc. A moins qu’on pense qu’il suffit de se baisser pour ramasser des insights à la pelle.
Tout se passe comme si l’agilité était pour certains patrons du marketing une façon d’afficher leur « modernité » et de renvoyer les discussions sur la méthode à des pratiques d’ancêtres évoluant avant l’ère digitale. Les responsables études chez le client – qui reportent souvent hiérarchiquement au marketing – ont du mal à résister à la pression de faire plus light, plus vite et plus digital.
La science moderne a pourtant démontré l’impact de la méthode et de la mesure sur le résultat. Il semble bien que la modernité ne soit pas du côté de ceux qui la revendiquent. Il faut parfois accepter de faire la pédagogie des atouts et limites de chaque méthode, dans un environnement peu disposé à discuter de questions qu’ils jugent au mieux futiles alors qu’elles sont nécessaires. Par exemple en expliquant que le social listening apporte une information brute et spontanée i.e non guidée par un questionnement, mais que l’écume n’est pas la mer.
Une façon plus opérationnelle à nos yeux d’être agile en études est d’utiliser des moyens proportionnels à l’enjeu.
Cela peut signifier ne pas faire d’études sur les sujets qui relèvent d’une prise de responsabilité du marketing (en résumé, bannir les études qui servent à se couvrir) et savoir investir dans des dispositifs robustes si le sujet revête de l’importance pour l’entreprise. Pour le reste, on peut – et on doit même – expérimenter. Quant à la question du timing, faut-il vraiment argumenter sur le fait qu’une poignée de semaines pour trancher un sujet complexe n’est pas exagéré ?
Pour revenir au thème principal, si la volonté de mettre une dose d’agilité dans les très grandes entreprises est à coup sûr une bonne idée, vouloir imposer des séances de gymnastique forcée à des entreprises déjà agiles est une absurdité. Le sujet de préoccupation central devrait plutôt être « Comment prendre les bonnes décisions dans des environnements incertains. »
La crise du COVID-19 est là pour nous rappeler que l’avenir n’est pas toujours dans la continuité linéaire du passé.
Les challenges en matière de sécurité sanitaire, d’écologie, de climat, de pouvoir d’achat etc. représentent des enjeux réels qu’il faut intégrer plus en amont dans l’élaboration de la stratégie ou la conception de l’offre. Ce ne sont plus seulement des variables de contexte exogènes au business mais des gisements d’insights. Améliorer sa compréhension des consommateurs et des marchés via des études bien conçues permet d’orienter utilement la prise de décision et de mieux naviguer dans des eaux agitées. Par les temps qui courent, c’est un atout clé.
L’agilité est capitale pour les singes ; les humains et les organisations doivent pouvoir combiner vision, réflexion et agilité. Dans cet ordre.
Michaël Bendavid
Directeur général de Strategic Research