Interview issue du dossier « Mais comment naissent les “vraies” innovations ? » de Market Research News. Reproduite avec l’autorisation de Market Research News.
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Market Research News : La question est de savoir comment naissent les « vraies » innovations ? Mais au fond, est-ce la bonne question ? et si oui comment mieux définir cette notion de « vraie » innovation ?
Michaël Bendavid : Je crois que la question, au fond, c’est celle de l’accélération de la croissance : comment les entreprises peuvent mettre en place de vrais accélérateurs de croissance.
Les entreprises maitrisent bien les processus relatifs aux problématiques d’extension ou de rénovation des offres existantes. Mais sur des marchés matures, ce type d’action est insuffisant pour générer les niveaux de croissance attendus. Donc la question, il me semble, c’est bien de savoir comment, à côté de ces actions de rénovation naturellement indispensables, les entreprises se créent des espaces où elles sont capables de faire émerger des innovations qui vont redessiner les frontières de la concurrence, de la compétition et du marché. Je pense que le terme le plus approprié est celui « d’innovation de rupture »
Dans ces termes là, on en vient très vite à « Blue Ocean Strategy » ?
NDLR : « Stratégie Océan Bleu » est un ouvrage de référence dans le domaine de la stratégie d’entreprise, écrit par W.Chan KIM et Renée Mauborgne (Insead), et reposant sur une analyse des plus belles réussites stratégiques de ces 15 dernières années, sur 30 secteurs différents.
Effectivement. Parce que la démarche de Blue Ocean Strategy me semble fondamentalement bonne. C’est celle sur laquelle nous nous appuyons pour travailler avec nos clients lorsqu’ils sont en situation de blocage.
En gros, pour faire de l’innovation, soit on est très frontal, c’est à dire que l’on part de l’hypothèse que l’on va tuer son concurrent direct. L’Oréal par exemple a mis en œuvre une stratégie qui a consisté à démultiplier les offres, certaines innovantes d’autres moins, à un rythme soutenu, avec pour résultat d’occuper le marché et de rendre la vie difficile à ses concurrents. Cette approche frontale est extrêmement efficace lorsque les marchés croissent, cela permet en tout cas de dissuader l’arrivée de nouveaux concurrents et de freiner l’expansion de ses concurrents directs.
L’alternative à cette stratégie frontale est de contourner les règles établies du marché pour ouvrir de nouveaux espaces. Nespresso est un exemple emblématique de ce type d’approche : la marque a créé un nouveau marché sur lequel elle a imposé ses propres règles.
On est donc sur une perspective de croissance de marché, non pas à court terme, mais pérenne, ce qui suppose une différenciation substantielle versus la concurrence ?
Exactement, la question de la différence est au cœur de la problématique. Même si, dans Blue Ocean Strategy, on préfère utiliser le terme de divergence qui exprime mieux, je crois, l’idée que la nouvelle offre –même si elle s’ancre dans un marché de départ- doit réussir à en sortir ou en tous cas à le redéfinir. La divergence évoque mieux l’idée d’une rupture et rend plus probable la possibilité de créer un avantage durable, difficile à annuler pour les acteurs ‘classiques’ du marché.
Plus précisément, comment se définissent les termes, les conditions de cette divergence ?
Dans Blue Ocean, un des outils de fondation, c’est l’identification des éléments clés qui définissent le marché ou l’industrie, et la position des acteurs clés sur ces éléments. Ces critères sont toujours envisagés du point de vue du client. On obtient ainsi, dans l’espace stratégique connu, la visualisation des positions concurrentielles, ‘vues par le client’.
Le réflexe naturel du marketing est souvent de dire : comment peut-on être meilleur que nos concurrents sur tous les critères ? Nous les poussons alors dans une direction différente: peut-on diminuer le niveau de performance sur certains critères ? Peut-on même éliminer des éléments considérés comme incontournables ? Si on veut créer, il faut commencer par éliminer sinon on arrive rapidement à des innovations coûteuses qui ne concerneront que des niches de marché.
Une des illustrations les plus parlantes, c’est le cas de la Wii ?
Tout à fait. Prenons l’exemple de Nintendo et de la Wii : ils sont partis d’une problématique, qui était de savoir comment adresser des cibles nouvelles, jusqu’ici non utilisatrices des jeux vidéos. Pour les non clients, le jeu video est connoté négativement : les jeunes ados s’isolent, se coupent de la cellule familiale et restent assis pendant des heures. Si on analyse l’offre Nintendo, on constate qu’elle est moins performante que ses concurrents sur des critères comme la puissance du processeur, la capacité du disque dur, le son, la connectivité. En revanche, ils ont parfaitement adressé les freins à l’entrée dans la catégorie : une grande partie du succès de la console Wii vient de l’idée simple qu’il est plus amusant de bouger et donc d’interagir avec son entourage que de rester assis. De plus l’impression de réalité est plus intense quand on se sert de son bras pour contrôler une raquette de tennis. Bref, l’expérience est plus riche. Il est intéressant de noter au passage que le contrôle par le mouvement, la seule innovation technologique de la Wii, n’a pas été développée par Nintendo mais provient d’une PME Suisse. C’est une bonne illustration de ce qu’est une innovation de rupture : casser les codes, redéfinir les contours de la catégorie, modifier l’expérience du client, étendre les cibles.
Mais concrètement, comment obtient-on ces critères ?
Quelle est la place des études dans cette recherche ?
On partage les études disponibles, on écoute les clients mais aussi les non clients. On écoute des acteurs internes qui sont au contact des clients : les commerciaux, les équipes retail etc…
La difficulté n’est pas tant de mettre à plat une liste des éléments clés. Ce qui est souvent le plus délicat, c’est de converger sur une liste réduite de critères qui fait consensus : Comment être sûr de développer des offres divergentes si on n’arrive pas à fixer le cadre de l’existant ?
Justement, quelles sont les grandes étapes de ce processus ?
On démarre par des phases d’exploration dans lesquelles on va ingérer l’ensemble des données importantes du marché.
On demande ensuite aux gens de l’équipe projet de faire eux-mêmes une exploration de marché : on les envoie faire des entretiens auprès de clients, de non-clients, de prescripteurs, d’experts. On cherche à immerger l’équipe dans la problématique, pour les préparer au mieux à la phase de génération d’idées.
Contrairement aux ateliers de créativité, cette phase est très structurée : on suit des pistes pré-établies (et documentées) pour générer les idées comme par exemple la piste des tendances.
Ensuite, il y a des phases de sélection des idées, en s’appuyant sur des grilles pour évaluer le potentiel prospectif de ces idées, leur potentiel de divergence, leur pay-back prévisionnel.
Reste enfin la formalisation d’un nombre limité d’idées, celles qui ont franchi les étapes de la sélection interne. Ces idées sont exposées à un public extérieur à l’équipe projet et au management.
Et c’est seulement à partir de là que l’on rentre dans une étape d’évaluation quantitative des idées, selon une procédure conçue pour ne pas tuer les idées rupturistes dès lors qu’elles manifestent un potentiel significatif.
Je précise que la vocation de Blue Ocean est d’élaborer des plateformes de croissance. Pas de créer des concepts ficelés. Il y a souvent, avant la validation quantitative, un travail de traduction des plateformes en concepts, réalisé par les équipes marketing.
Le processus global apparaît apparaît comme très qualitatif…
Je dirai plutôt que la démarche est analytique et qu’elle mobilise un spectre de disciplines assez large : de la gestion de projet, des méthodes d’animation, de l’analyse stratégique, du quantitatif pour la phase de validation.
Pour moi une des raisons de l’échec en innovation, c’est la croyance que l’innovation c’est de la créativité. Cette confusion amène souvent les clients à multiplier les groupes de créativité quand ils ont des problèmes d’innovation. Le résultat, c’est des tonnes d’idées dans les tiroirs, la plupart originales, la plupart impraticables, un grand nombre en dehors de la stratégie de l’entreprise.
Que ce soit un atout d’avoir des gens créatifs dans un processus d’innovation, c’est sûr. Mais c’est insuffisant.
En d’autres termes, ce n’est pas le tout d’avoir une belle idée, encore faut-il qu’elle réponde à une interrogation pertinente et claire. Il faut aussi qu’elle soit viable, économiquement. Et qu’elle ne soit pas tuée trop tôt… Comment fait-on cela ?
Cette question met le doigt sur une nécessité qui me semble très importante. Pour générer des innovations, il faut créer un environnement. L’innovation radicale ne peut pas se développer dans les conditions actuelles de pression sur le court-terme et d’aversion au risque qui prévalent aujourd’hui dans la majorité des grandes entreprises.
Le processus crée un micro-environnement : Le groupe projet travaille sur une échelle de temps réduite (quelques semaines). Ces projets sont sponsorisés par la direction générale, ce qui permet de mobiliser les ressources internes et de donner une chance aux idées radicales qui émergent du processus d’être entendues par le management plutôt que tuées prématurément par les filtres traditionnels (études qualitatives, screening quanti).
Nespresso est encore une fois un bon exemple de cela : le projet n’aurait pas pu se développer avec la même dynamique au sein de Nestlé ; la spécificité de cette offre, l’originalité de son modèle économique, tout militait pour une start-up
Donc si l’on reprend les phases qui sont à proprement parler « études », elles sont donc présentes en amont, pour les matériaux de départ, et en aval pour quantifier, valider. On peut évoquer la question de ces dernières étapes de validation ?
Les « études » sont également présentes au milieu, au cœur du processus, en particulier pour animer les séances de créativité.
Pour ce qui est de la validation, nous utilisons un outil propriétaire qui intègre des principes de sélection propres à la démarche Blue Ocean. Par exemple, on teste les offres auprès des clients et les non-clients (cibles d’extension). On mesure quantitativement la divergence des idées testées avec la catégorie. On mesure la capacité des offres à susciter l’adhésion ; Le principe essentiel est de détecter les idées qui ont le potentiel à moyen terme d’ouvrir un nouvel espace de marché…un océan bleu.
Interview issue du dossier « Mais comment naissent les “vraies” innovations ? » de Market Research News. Reproduite avec l’autorisation de Market Research News.
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