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« La guerre, c’est 90% d’information ! »

Interview de Michaël Bendavid, Directeur général de Strategic Research, dans Market Research News

Interview reproduite avec l’autorisation de Market Research News. © Market Research News – 2020.

Lorsque les représentations et les comportements sont chahutés aussi violemment qu’ils le sont aujourd’hui, n’est-ce pas prendre un risque énorme pour les entreprises que de ne pas envisager un aggiornamento de leurs connaissances les plus fondamentales sur leurs marchés et leurs clients ? C’est la conviction que développe ici Michael Bendavid (Strategic Research), en soulignant les biais à éviter, et en évoquant par ailleurs l’apport crucial des démarches prospectives dans le contexte du monde « post Covid-19 ».

MRNews : La majorité des entreprises est confrontée aujourd’hui au challenge de s’adapter à cette situation déclenchée par la crise sanitaire Covid-19. Qu’est-ce qui vous frappe dans la façon dont elles réagissent ? 

Michael Bendavid (Strategic Research) : Les entreprises sont programmées pour faire des prévisions à partir d’une situation passée. L’élaboration des plans stratégiques repose sur une certaine continuité entre le passé, le présent et le futur. On se réfère à une situation de départ et l’idée est, au regard des données en mains, d’estimer le futur en faisant des projections qui sont souvent linéaires. La séquence COVID-19 est inédite et s’apparente aux crises économiques majeures. Elle confronte les entreprises à une incertitude élevée et les oblige à prendre des décisions fortes. Elles sont en général moins bien équipées pour cet exercice…

Quelles sont les meilleures armes pour s’adapter ?

Pour Napoléon, la guerre c’est 90% d’information. La version moderne de ce principe peut se résumer ainsi : la data est clé. Or, on le voit chez la plupart de nos clients, les premières décisions des patrons ont été de couper les budgets études (et publicitaires). Bien sûr, nous comprenons que la réduction des coûts soit une préoccupation dans le contexte actuel. Mais sur le fond, le faire de façon indifférenciée aura pour conséquence de ralentir la capacité de ces entreprises à rebondir.

Dans une situation de ce type, le premier réflexe devrait être de requestionner la pertinence de l’information dont on dispose. D’autant plus que beaucoup d’éléments laissent penser que la crise pourrait affecter durablement les comportements de consommation. On sait depuis longtemps qu’un des biais cognitifs majeurs est de surestimer dans ses jugements le poids de l’information disponible. Si on considère l’exemple de la crise du COVID 19, on avait tendance en France à rapprocher, au tout début, le Coronavirus de la grippe- c’est-à-dire ce qu’on connaissait le mieux en Europe. Les pays asiatiques avaient un point de référence différent, le SARS à Hong Kong et Singapour, qui leur donnait une meilleure capacité à anticiper les impacts du virus et à prendre les mesures nécessaires pour endiguer sa diffusion.

Le réflexe naturel des entreprises est de lire les évènements au prisme de leur propre histoire…

Absolument. C’est bien sûr tout aussi vrai pour les individus. En réalité, il faut se méfier de ses propres interprétations des faits observés. Il y a deux types de connaissance ; La connaissance primaire est ce que qu’on croit connaitre. Et la méta-connaissance : ce que l’on sait de sa propre connaissance- et de ses lacunes. Les erreurs de jugement proviennent parfois d’un manque d’information, mais tout autant d’une méconnaissance de ses lacunes qui amène à faire des choix erronés qui ignorent des variables clés.

Dans ces contextes de rupture, des facteurs imprévisibles sont susceptibles de remettre en question les raisonnements bien rodés des temps calmes. En désinvestissant les moyens de mieux comprendre la situation, les entreprises s’exposent ainsi à des risques. En fait, la raison commande d’augmenter les investissements dans les études fondamentales pour améliorer la qualité des décisions prises dans ce moment critique.

Le manque de moyens — ou la crainte de devoir y faire face — pèse dans le choix que font certaines entreprises de réduire leurs investissements dans les études… 

Bien sûr, nous l’avons évoqué. Mais il y a aussi une minimisation du risque systémique. Les états-majors reconnaissent tous la gravité de la situation, mais au fond ils aiment à croire que celle-ci reviendra à la normale. On est face à un autre biais cognitif lié à l’excès de confiance. Pour être francs, nous sommes tous sujets à ce biais, sinon nous arrêterions de faire ce job et devrions nous atteler à une reconversion !

A cela s’ajoute que les patrons n’ont pas une bonne opinion des études ou, pour être plus précis, ils ne jugent pas que c’est un asset susceptible de les tirer d’affaire. Les clients sous-investissent depuis des années dans les dispositifs d’études stratégiques au profit des études tactiques en tous genres qui aident les équipes marketing à résoudre des questions auxquelles elles devraient souvent répondre par elles-mêmes. Dans ce contexte, on ne peut guère être surpris que les études soient généralement peu considérées par le top management comme un outil stratégique. Je le déplore, mais suis obligé de le constater. 

Quels conseils donneriez-vous donc aux entreprises ? Quelles seraient les réflexions les plus salutaires à engager ?

J’en vois deux. Le premier est de questionner la qualité des connaissances dont elles disposent. Utilisent-elles l’information en leur possession simplement parce qu’elle est disponible ou en vertu de l’aide qu’elle apporte pour comprendre la situation et guider l’action ? S’il y a un doute sur sa pertinence, il faut se donner les moyens de l’actualiser via des études de fond, qui vont pouvoir être exploitées sur plusieurs années. C’est le bon moment pour le faire, pas nécessairement tout de suite, à chaud, les représentations et les comportements des consommateurs étant sans doute trop instables, mais d’ici trois à quatre mois par exemple, ce qui laisse le temps de la réflexion pour caler les meilleures options. Je pense à des études de segmentation ou sur les nouveaux usages, à des approches prospectives ; Ou encore à des analyses conjointes permettant de mieux cerner les nouveaux arbitrages et d’ajuster son offre de produits ou services. Il y a un danger évident à fonder une relance sur des données obsolètes. Compte tenu de l’importance de cette crise, il y a un « turning point » à ne pas louper. Nous n’ignorons pas le mouvement vers les études agiles et nous y sommes globalement favorables. Mais notre réponse est double : 1/ Les singes sont juste agiles ; les humains doivent pouvoir alterner réflexion et agilité 2/ il faut utiliser en études des moyens proportionnels à l’enjeu. Il est nécessaire de convaincre les patrons du caractère vital de la connaissance client et marché pour « gagner la guerre ». 

Il n’est pas si facile pour les agences et les instituts de faire ce travail de persuasion…

Pour être efficace, ce travail ne peut qu’être entrepris au sein des organisations elles-mêmes, par les fonctions études, en ciblant les membres du Comex. C’est une responsabilité extrêmement importante dans le contexte que nous vivons et certains de nos contacts ont pris leurs responsabilités.

Un second conseil est d’être prudent vis-à-vis des experts qui ont des avis tranchés sur « le monde d’après ». Il y a du vrai dans la boutade de Pierre Dac : « La prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. » La meilleure façon d’échapper à ce piège est d’encourager les points de vue divergents, de considérer plusieurs options et d’analyser les conséquences de chacune d’elles. 

Existe-t-il des outils, des guide-lines permettant d’effectuer ce travail avec les meilleures garanties d’efficacité ? 

Tout à fait. Le moment nous parait en l’occurrence particulièrement approprié pour réfléchir en termes de “Scenario Planning”. Le “Scenario Planning” vise à décrire plusieurs futurs possibles, pour la catégorie ou le marché étudié, et à élaborer ce que devrait être la stratégie du client dans chacun de ces scénarios. Au final, la démarche permet d’identifier les 2 ou 3 scénarios probables. Ce type d’approche, très structurée, mobilise une équipe de consultants ainsi qu’une équipe interne à l’entreprise, qui collaborent sur une durée de quelques semaines en mode « commando », sur un temps rythmé par quelques workshops. Une des forces de la méthode est qu’elle permet d’exploiter la connaissance disponible, de cerner les « trous » devant être comblés, et de donner une direction concrète à la réflexion sur le futur.

Quelles sont plus précisément les phases clés de cette démarche ?

Le processus vise, dans un premier temps, à recenser les tendances lourdes, les «driving forces» dans le langage de la méthode, qui comptent. Il peut s’agir de forces globales, du type démographiques, économiques ou technologiques, ou de forces plus spécifiques à la catégorie (digitalisation, etc.). Dans un second temps, on évalue ces tendances en termes d’impact sur la catégorie (fort/faible) et d’incertitude (forte/faible). Les scénarios sont construits en se focalisant sur les tendances à fort impact et à forte incertitude, ce qu’on nomme les « critical uncertainties ». C’est le croisement de ces forces critiques qui donne les scénarios possibles. Les plus plausibles et probables d’entre eux sont formalisés- le travail d’écriture est d’ailleurs tout à fait décisif pour bien matérialiser ces « mondes alternatifs ». Les implications sur la stratégie à moyen terme sont mises à plat pour chaque scénario et partagées en Comex. L’entreprise dispose ainsi d’un compas et renforce sa capacité de réaction dans chacun des scénarios.

Derrière ce type de démarche, il y a une logique d’anticipation, ce qui n’est pas le point fort des cultures occidentales en particulier…

Peut-être cette donnée « culturelle » joue-t-elle un rôle en effet. Mais les cultures évoluent… De fait, le Scénario Planning était un outil clé de la stratégie dans les années 70-80 ; il a beaucoup souffert du recul de la planification au détriment de la réaction. Le diktat du court-terme a progressivement dissuadé les entreprises de penser le moyen terme de façon articulée. Au mieux, celles-ci recensent aujourd’hui les tendances, un genre de passage obligé, mais cet exercice est souvent totalement déconnecté de la stratégie et de la prise de décision.

Dans un environnement aussi incertain que celui du post COVID-19, la nécessité de refonder la connaissance des consommateurs et de voir plus loin nous parait vitale. Les entreprises qui feront ce travail augmenteront leur chance de se mettre sur une trajectoire de succès et sauront mieux réagir aux nouveaux challenges qui ne manqueront pas de se présenter.


Retrouvez cette interview et le dossier complet sur Market Research News.

Crédit photo: Thierry Semblat – Market Research News

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