Interview issue du dossier « Comment réussir ses segmentations clients ? (volet 2) » (Novembre 2014) de Market Research News. Reproduite avec l’autorisation de Market Research News. © Market Research News.
Segmenter efficacement une clientèle ou un marché est un exercice qui requiert naturellement beaucoup de technicité et une bonne dose d’expérience. Mais une bien mauvaise option serait précisément de se focaliser sur cette technicité nous dit en substance Michael Bendavid, directeur général et fondateur de Strategic Research, qui nous interpelle ici sur la nécessité de ne pas se dérober à la définition de priorités claires, avec des partis pris engageants pour l’entreprise preneuse d’une segmentation réellement utile.
Market Research News : La segmentation apparaît souvent comme une sorte d’exercice imposé pour les entreprises. Il n’est pas imaginable de ne pas s’y prêter. Mais pourquoi est-il si difficile à mettre en œuvre ?
Michael Bendavid : Plusieurs raisons participent à cette difficulté, mais ce qui impacte le plus la complexité, c’est la notion de fragmentation. Les entreprises opèrent sur des marchés de plus en plus saturés, et cette saturation oblige les entreprises à un découpage en segments de taille de plus en plus réduite : les attentes majeures sont en général couvertes ; celles restant sans solution sont rares et concernent des niches. Mais cette fragmentation s’applique aussi aux médias et aux audiences. Il y a 20 ans, il était possible via un média puissant comme la TV de toucher 90% de la population. Troisième facteur aggravant : la multiplication des canaux et des points de contacts crées par la diffusion du digital. Enfin, le développement d’un environnement asymétrique pour les entreprises. En clair, sur un nombre croissant de marchés, des acteurs émergents peuvent contester les positions établies des leaders et redistribuer les cartes, rendant caduques les segmentations anciennes. On peut citer l’arrivée de free sur la téléphonie, qui a mis à mal les modèles de « scoring » qui prévalaient avec succès jusqu’ici chez les opérateurs. Ou encore l’apparition de Airbnb qui ouvre de nouvelles pratiques de séjour et impose aux acteurs traditionnels de repenser leur modèle ou au minimum de l’ajuster.
Ce phénomène de fragmentation complexifie les segmentations ?
Disons qu’elle renforce le risque majeur de ce type de projets qui consiste à se perdre dans la complexité. Le mauvais réflexe, auquel il faut résister, consiste à dire : nous allons collecter un maximum d’informations, tous azimuts, l’analyse des données nous permettra bien de débrouiller les variables les plus discriminantes et de créer les segments les plus pertinents. Or, il nous faut rappeler ici que la meilleure solution statistique ne fait pas la meilleure segmentation. Une segmentation réussie nécessite certes une excellente maitrise de la technique ; Mais il est essentiel d’élaborer des hypothèses, à partir de la connaissance que l’on a du marché et de la compréhension des dynamiques de changement possibles. Ces hypothèses pourront être validées ou réfutées par l’analyse de données. Mais sans hypothèse pour structurer la démarche d’analyse, on finit par laisser les algorithmes prendre le contrôle. Ce « jugement » s’exerce en amont, dans la formulation des hypothèses, et en aval, une fois qu’on a les segments « en mains » : font-ils sens, puis-je les imaginer, les visualiser, les décrire, les communiquer aux différentes parties-prenantes ou utilisateurs au sein de l’entreprise ? La segmentation est une démarche itérative, dans laquelle il faut savoir alterner les partis pris pour avancer et une certaine modestie, en sachant rejeter les idées qui ne résistent pas à l’analyse.
Quand faut-il questionner sa segmentation ?
La segmentation est une description détaillée du réel. Ce n’est pas un outil de prévision du futur ou un exercice de scénario planning. Elle doit être suffisamment robuste dans sa construction pour résister aux secousses c’est à dire aux évolutions naturelles du marché. La remettre en question au motif qu’elle « n’attrape pas » une nouvelle tendance témoignerait d’un manque de constance stratégique.
Mais c’est vrai qu’il faut être vigilant sur les signaux de vieillissement : apparition de nouveaux acteurs significatifs qui changent les contours de la catégorie, incapacité à anticiper la dynamique du marché, baisse de l’efficacité des actions marketing etc. La durée de vie d’une segmentation est en moyenne de 3 ans. Comme toujours, cette moyenne cache des écarts et certains marchés ont des cycles d’évolution rapides et nécessitent des révisions plus régulières. Le vrai motif de remise en cause c’est quand la segmentation ne fournit plus manifestement une photographie fidèle du marché, quand les indices de l’usure s’accumulent…
Comment définiriez-vous donc les ingrédients clés de la réussite d’une segmentation ? Quel devrait être la clé la plus essentielle ?
Il faut définir clairement quel est le problème à résoudre, quelle décision stratégique la segmentation peut utilement éclairer. Et, par-dessus tout, éviter un catalogue interminable d’outputs attendus qui empêche de focaliser le dispositif. La segmentation ne doit pas être un exercice imposé, un filet qui ramasse toutes les questions restées en suspens. Elle doit au contraire être au service d’une vision, avec des priorités identifiées et partagées. Une autre condition de réussite est que la segmentation puisse être facilement communiquée en interne et qu’elle fasse sens pour la direction générale, de sorte qu’elle ait le pouvoir de déclencher des initiatives qui peuvent changer la donne dans l’entreprise. Une segmentation élaborée mais qui n’est pas facilement partageable reste dans les tiroirs et rate son objectif.
Est-ce que l’on peut évoquer quelques grands types de priorités possibles pouvant guider la construction d’une segmentation ?
La volonté de détecter de nouvelles opportunités de croissance, de nouvelles « poches » de business fait typiquement partie des raisons majeures pour segmenter. C’est souvent une étape préliminaire d’un chantier d’innovation, car cela permet de focaliser la recherche d’insights dans des directions précises. Mais d’autres considérations peuvent l’emporter. Je pense aux entreprises qui, par exemple du fait d’une internationalisation de leurs activités, éprouvent le besoin de mieux connaître les marchés sur lesquels elles envisagent de se développer. Une autre priorité encore renvoie à l’optimisation du portefeuille de marque. Pour un grand acteur qui dispose de plusieurs marques sur un même marché, une des préoccupations est d’éviter la cannibalisation de ses propres marques, donc de s’assurer que ses marques couvrent des territoires ou segments de consommateurs distincts. Ce genre de sujet impose un questionnement souvent conséquent sur les marques (leur « equity », leur expertise). On peut enfin évoquer les segmentations qui ont pour objet de segmenter les acheteurs actuels de la marque ou leur cible affinitaire, pour optimiser le ciblage des actions et améliorer l’efficacité du marketing.
Néanmoins, l’entreprise est le plus souvent confrontée à plusieurs problématiques…
Bien sûr. Mais il faut bien réaliser que la nature de l’objectif à traiter conditionne le type de démarche à mettre en œuvre, les informations clés à collecter et les informations de contexte. Si vous segmentez pour identifier les segments de clients à prioriser, il est nécessaire de comprendre les attitudes et comportements des clients, les étapes clés de leur parcours etc. Si vous segmentez pour entrer sur un nouveau marché, ne négligez pas les variables culturelles, qui peuvent bloquer ou accélérer la diffusion de la catégorie, la facilité d’accès à la distribution etc.
Au sein d’une entreprise, il peut se poser la question du périmètre de la segmentation. Faut-il limiter celui-ci aux seuls clients, ou bien faut-il raisonner plus largement et s’intéresser donc au marché. Quel est votre point de vue à ce propos ?
Cette question renvoie bien à la question des priorités et des enjeux. Dans le cas des entreprises qui souhaitent spécifiquement segmenter leur base clients, il existe le plus souvent un stock considérable de données transactionnelles, susceptibles de se substituer avantageusement aux données comportementales déclarées par les consommateurs. Mais il me semble néanmoins qu’il peut y avoir un risque, ou disons une limite à ne s’intéresser qu’à ses seuls clients. Le risque majeur est de se placer dans une perspective qui ne permet pas la croissance de sa base client, et fait l’impasse sur les opportunités de se développer autrement que par une augmentation du revenu client. L’autre menace d’une approche auto-centrée est qu’elle augmente les chances de rater des évolutions qui s’opèrent « ailleurs » dans le marché. Rappelons-nous des modèles qui prédisent le futur à partir du passé : ils restent fragiles aux ruptures. Il faut garder en tête les leçons du cygne noir de Nassim Nicholas Taleb à cet égard.
Vous insistez fortement sur cette nécessité de ce à quoi doit prioritairement servir la segmentation. Des éléments de process aident-ils à cela ?
Oui. S’il est bien fait, un diagnostic de la segmentation existante donne des indications extrêmement précieuses. Qui utilise la segmentation au sein de l’organisation et pourquoi ? Permet-elle d’identifier précisément la taille des différents segments ou pas ? Comment impacte-t-elle le plan marketing ? Dans pas mal de cas, on s’aperçoit que la segmentation n’est en réalité que peu utilisée et peu partagée, ces critères étant bien sûr les plus importants pour évaluer la qualité de la démarche globale.
Si l’on en vient enfin plus à des aspects de méthode, le principe de mettre en miroir les attitudes et les comportements est souvent citée comme une des démarches les plus intéressantes. Quelle est votre vision sur ce point ?
Nous sommes convaincus en effet de la pertinence de cette démarche, avec les analyses canoniques et les approches de type Cube Analysis. On voit bien qu’il y a des cycles sur ces questions. Dans les années 70, on se souvient du fort engouement pour les approches socio-culturelles, avec des segmentations qui donnaient la prime aux attitudes. C’était très séduisant en particulier pour les agences de communication, mais la portée opérationnelle laissait clairement à désirer. En réaction à cela peut-être, les clients se sont massivement tournés vers des approches très comportementalistes, d’inspiration anglo-saxonne. Aujourd’hui, il nous semble que nous sommes dans une phase de synthèse. On intègre les deux versants. On se donne les moyens d’être très pragmatique avec une forte intégration des comportements, tout en prenant en compte les attitudes pour donner un peu de dynamique projective dans le travail de segmentation.
Est-ce qu’il y a des méthodes plus ou moins adaptées selon la nature des marchés ?
Je pense que oui. Sur certains marchés, on se retrouve face à une très grande variété de motivations à l’utilisation d’un produit ou service. Segmenter par les besoins fait sens dans cette situation. Quand la catégorie répond à un besoin hyper-écrasant, d’autres clés de segmentation sont plus efficaces et doivent être recherchées : le profil de l’individu, son comportement vis-à-vis de la catégorie, les circonstances d’utilisation etc. Ces disparités de situations conditionnent la méthode à mettre en oeuvre. Mais au-delà de ce point, là encore, la façon de regarder le marché est réellement essentielle. Si je me mets à la place de Coca Cola, j’ai le choix entre plusieurs logiques : Je peux considérer que mon marché est tout simplement celui des soft drinks, et je vais le segmenter en conséquence. Mais je peux aussi raisonner avec la vision d’un univers de concurrence plus large, incluant l’eau, le café, les autres boissons. Cette vision plus « dynamique », amène rapidement à raisonner en termes de besoins comme celui de se désaltérer, de se recharger énergétiquement,… Ou même de « faire un break », auquel cas un Coca Cola est concurrent du café, mais aussi de la cigarette !
Toute la difficulté est alors de trouver le juste équilibre, en n’ayant une vision ni trop étroite, ni trop large du marché de référence.
Absolument. Il est clair néanmoins que plus on élargit le périmètre, plus on se donne des chances de travailler sur un large spectre de motivations ou de situations, et plus on se donne des chances d’entrevoir des pistes de croissance « divergentes ». Mais je vous rejoins sur le fait qu’il faut aussi savoir où s’arrêter. On revient à cette idée qu’il faut fixer un objectif et un cadre. Refuser de faire des hypothèses, croire au pouvoir absolu de la technique pour segmenter est souvent le symptôme d’un manque de vision ou d’une peur devant l’inconnu…
Interview issue du dossier « Comment réussir ses segmentations clients ? (volet 2) » (Novembre 2014) de Market Research News. Reproduite avec l’autorisation de Market Research News. © Market Research News.